MACHIAVELISME EN JUPONS A LA COUR D’ANGLETERRE

Un nouvel objet cinématographique du réalisateur grec Yórgos Lánthimos est désormais forcément un événement pour les cinéphiles. Chouchou de la Croisette depuis dix ans, lorsque « Canine » a reçu le prix « Un Certain Regard, puis « The Lobster », le prix du Jury en 2015 et deux ans plus tard  » Mise à mort du Cerf sacré », le prix du meilleur scénario, Lánthimos cultive un cinéma brillant, intelligent mais aussi déstabilisant, sombre, voire gentiment pervers. Un cinéaste qui ose et qui sort des sentiers battus du conventionnel. Avec « La favorite » sorti cette semaine, il ose doublement en s’attaquant à un genre que l’on n’imaginait pas dans sa filmographie, une reconstitution historique, mais toujours à sa façon, avec insolence, irrévérence et génie.

 

Synopsis : Début du XVIIIème siècle. L’Angleterre et la France sont en guerre. Toutefois, à la cour, la mode est aux courses de canards et à la dégustation d’ananas. La reine Anne, à la santé fragile et au caractère instable, occupe le trône tandis que son amie Lady Sarah gouverne le pays à sa place. Lorsqu’une nouvelle servante, Abigail Hill, arrive à la cour, Lady Sarah la prend sous son aile, pensant qu’elle pourrait être une alliée. Abigail va y voir l’opportunité de renouer avec ses racines aristocratiques. Alors que les enjeux politiques de la guerre absorbent Sarah, Abigail quant à elle parvient à gagner la confiance de la reine et devient sa nouvelle confidente. Cette amitié naissante donne à la jeune femme l’occasion de satisfaire ses ambitions, et elle ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin.

Lánthimos porte pour la première fois à l’écran un scénario qu’il n’a pas écrit et, ce faisant, plonge le spectateur à l’époque du règne sans gloire d’Anne, toute première souveraine d’un nouveau pays nommé Grande-Bretagne, qui a siégé courtement sur le trône de 1702 à 1714. Affaiblie par dix-sept grossesses et presque autant de fausses couches (de ses quelques enfants nés vivants, un seul a survécu… jusqu’à 11 ans seulement), elle est morte sans descendance, signant la fin de la lignée des Stuart.

 

 

 

 

 

 

 

Ce qui semble avoir intéressé Yórgos Lánthimos, c’est le rapport au pouvoir. Et là, il est clair que rien n’a changé. On assiste à une lutte féroce entre deux femmes pour devenir LA favorite. À côté, les hommes en deviendraient presque grotesques. Eux promènent leur canard, quand tout en haut, les femmes se livrent une guerre sans merci. Le spectacle de leur rivalité est jubilatoire. Les réponses aux questions qui se posent alors sont complexes et nuancées, la psychologie des personnages étant loin d’être simpliste. Rien n’est binaire, rien n’est jamais manichéen… On réalise ici que les enjeux sont terriblement contemporains : il est question d’enfermement social et de condition féminine. L’histoire dépeint une société très rigide où, pour échapper à son statut, il faut faire preuve d’un individualisme forcené et d’une cruauté extrême. Les femmes sont considérées comme des biens que les pères peuvent à loisir parier au jeu. Mais les deux personnages principaux veulent changer la donne. On les voit faire du tir aux pigeons, séduire des hommes par intérêt et utiliser le sexe comme monnaie d’échange. Une modernité dans le traitement d’un personnage féminin d’époque qui ne paraît jamais factice, bien au contraire, en ne prenant jamais de pincettes et en osant le franc-parler, à la limite parfois de la « vulgarité » qui n’est ici point dérangeante, juste « bousculante ». Car Lánthimos nous pousse irrémédiablement dans nos retranchements, nous force à étudier les travers de l’humain.

L’autre grande force de La Favorite se situe dans un casting royal qui frise la perfection. Emma Stone, récente oscarisée pour La La Land, interprète brillament Abigail Hill, cette magnifique jeune femme aux dents longues, si paradoxale… capable de paraître empathique et machiavélique, ou en un instant déclencher la pitié puis la peur. Face à elle, Rachel Weisz incarne Lady Sarah, un personnage tout en classe et rigidité, semblable à un leader politique moderne. Et puis, naturellement, au centre de leurs attentions, il y a l’immense Olivia Colman qui devient récurrente chez Yórgos Lánthimos, puisqu’elle était déjà présente et magistrale dans The Lobster. La Élisabeth II de la saison 3 de The Crown ou encore l’inspectrice de Broadchurch compose une reine dont on découvre progressivement la complexité du caractère. À la fois autoritaire, instable, vindicative, malade, tendre et dépressive, Anne apparaît d’abord comme un personnage détestable, jusqu’à ce que sa fêlure se révèle, notamment dans une scène extraordinaire de confession face à des lapins qu’elle cajole en lieu et place de ses nourrissons morts. C’est évidemment à juste titre qu’Olivia Colman a déjà été récompensée pour ce rôle à Venise et aux Golden Globes et voit se dessiner un chemin royal pour recevoir l’Oscar de la meilleure actrice.

 

 

Et puis, il y a la technique… Yórgos Lánthimos filme ici nombre de ses scènes en focale très large, ce qui donne au spectateur cette étonnante impression d’épier tout ce petit monde loufoque à la lorgnette. Son utilisation d’objectifs grand-angle distordent nécessairement les murs du palais et renforce également une certaine sensation d’emprisonnement et de folie extravagante. Cette technique symbolise le soin qu’il apporta à une mise en scène léchée, où tout fait sens, et où le souci du détail apporte au cadre une vraie dimension picturale qui sied à merveille à cet environnement baroque. Comme dans tout bon film, la musique n’est pas en reste. Lánthimos convoque de la musique savante classique, baroque ou contemporaine (George Frideric Handel, Luc Ferrari, Antonio Vivaldi, Anna Meredith, Johann Sebastian Bach) ainsi qu’une version au clavecin de la chanson d’Elton John « Skyline Pigeon », le tout accompagnant à la perfection le cinéaste dans son délire visuel.

La Favorite, est un film puissant, cruel, un peu barré et surtout d’une intelligence rare. Une pure jubilation qui risque de dérouter nombre de spectateurs mais qui s’est, quand même, offerte dix nominations aux Oscars… rien que ça !

 

MOI, DANIEL BLAKE OU LE CRI DE COLERE DE KEN LOACH

Après Jimmy’s Hall, le maître britannique Ken Loach revient à ce qu’il fait de mieux : dénoncer la misère sociale et ce qui la provoque. Ici l’inefficacité volontaire de l’administration que le réalisateur voit comme une arme politique.

Pour la première fois de sa vie, Daniel Blake, un menuisier anglais de 59 ans, est contraint de faire appel à l’aide sociale à la suite de problèmes cardiaques. Mais bien que son médecin lui ait interdit de travailler, il se voit signifier l’obligation d’une recherche d’emploi sous peine de sanction. Au cours de ses rendez-vous réguliers au « job center », Daniel va croiser la route de Rachel, mère célibataire de deux enfants qui a été contrainte d’accepter un logement à 450km de sa ville natale pour ne pas être placée en foyer d’accueil. Pris tous deux dans les filets des aberrations administratives de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, Daniel et Rachel vont tenter de s’entraider.

Moi, Daniel Blake a secoué la croisette lors du dernier Festival de Cannes. Il en est même revenu couronné de la palme d’or, mais aussi d’une mention donnée par le Jury œcuménique. Ken Loach devait prendre sa retraite, au lieu de ça il continue en travaillant sur ce qui lui colle à la peau. Il y a véritablement du génie chez lui dans sa capacité à être juste en parlant de sujets difficiles. Il ne tombe pas dans le pathos, la caricature mais sait décrire avec finesse les situations et, plus encore, l’humain. Oui, car ce qui ressort une fois de plus avec éclat de tout ça est l’amour de Ken Loach pour l’être humain, pour l’homme, le citoyen comme le rappelle avec une puissance incroyable le final de Moi, Daniel Blake.

Cette histoire, qui se déroule à Newcastle, commence de façon assez classique pour le réalisateur, nous laissant découvrir un personnage typique de son univers, à l’accent du nord bien prononcé (comment ne pas vous encourager à voir le film en VO ST à défaut de passer à côté d’un environnement spécifique des personnages de Loach). On entre dans sa réalité, dans le cercle infernal qui est en train de se mettre en place socialement suite à une crise cardiaque qui l’oblige à ne plus travailler pour un temps. Face à la folie de l’administration, l’entraide et l’amitié vont surgir, se mêler, se donner et se rendre. Les personnages sont extrêmement attachants du plus jeune au plus âgé et on ne voit pas le temps passer. Plusieurs scènes en particulier nous clouent au fauteuil. Le silence dans la salle est palpable et nous fait entendre quelques reniflements pour chercher à contenir les larmes qui viennent facilement. À noter la qualité du scénario signé Paul Laverty, toujours fidèle au poste aux côtés de Loach, qui est d’une efficacité redoutable même dans les moments les plus évidents.

Au final donc, c’est un film magistral qui nous est offert où la beauté artistique se dévoile autrement, sous la forme d’un cri de colère contre une société où, pour paraphraser une formule biblique, à celui qui n’a pas on ôte encore pourtant ce qu’il a. Un constat qui n’est pas nouveau mais, comme le rappelle le cinéaste britannique, qu’on ne doit jamais admettre comme immuable.  Plus encore, une réalité qui ne doit jamais nous conduire à être blasé. Alors au moins juste pour ces deux raisons, Moi, Daniel Blake est le film à ne pas manquer cette semaine.