En 1998, The Truman Show, de Peter Weir, avec un Jim Carrey rayonnant, bouleverse un large public par son humour, sa sincérité et sa capacité à susciter la réflexion. Il demeure aujourd’hui un classique indémodable, un vrai film culte, qui devient même l’affiche de la 75e édition du Festival de Cannes qui se déroulera du 17 au 28 mai. L’occasion pour moi de revenir sur ce chef d’œuvre, mais sous l’angle de la métaphore spirituelle.
« Comme l’inoubliable Truman incarné par Jim Carrey qui frôle du bout des doigts son horizon, le Festival de Cannes prend acte de l’extrémité d’un monde pour l’appréhender à nouveau. Crise climatique, catastrophes humanitaires, conflits armés : les motifs d’inquiétude sont nombreux », ont indiqué les organisateurs dans le communiqué accompagnant l’annonce du très beau visuel pour ce nouveau Festival. « Des marches qui cheminent vers la révélation. Une célébration poétique de la liberté. Une ascension pour s’avancer vers la promesse d’un renouveau ». On a hâte de le voir en grande dimension sur le fronton du Palais, au-dessus d’autres marches. Cannes réaffirme, en tout cas, sa conviction, qui est aussi la mienne, que la culture, l’art et le cinéma sont des lieux de réflexion qui peuvent contribuer à la réinvention du monde. Et The Truman Show remplit effectivement toutes les cases, de la technique à l’artistique en passant par l’offre de divertissement et le questionnement philosophique.
Pour ceux qui n’auraient jamais vu ou entendu parler de ce film, il raconte l’histoire d’un homme, Truman Burbank (Jim Carrey), né et élevé (au double sens) à l’intérieur d’un gigantesque studio de télévision crée pour ressembler à la vraie vie. Truman pense que son petit monde est la totalité du monde. L’illusion est maintenue par son entourage : sa « mère », sa « femme » ou son « meilleur ami », tous acteurs, conspirent contre Truman. Imaginé par un producteur mégalo, Christof (Ed Harris), ses faits et gestes sont filmés en permanence par 5 000 caméras. Ces images sont l’objet d’un show télé à succès. Truman est un cobaye involontaire, manipulé par un conglomérat de télévision et utilisé pour le divertissement du monde entier. Mais peu à peu Truman vient à douter de la véracité de son monde. Le final du film, montrant le héros aux prises avec la vérité (qu’il finira par choisir), est mémorable.
Dans un monde idéal, un bon film doit faire trois choses avec son histoire : elle doit être accessible, compréhensible et intéressante pour le spectateur. Elle doit pour y parvenir, autant que possible, avoir un personnage fort, et comporter certaines strates. La plupart des bons films répondent à l’une de ces exigences, certains à deux, mais il est très rare que la narration d’un film soit si bonne qu’elle réponde aux trois. C’est le cas pourtant de The Truman Show, une sorte d’œuvre dystopique, proposant le thème d’un monde idéal qui se transforme en véritable cauchemar. Un scénario rempli d’idées, de significations, de métaphores, de thèmes et de motifs qui donnent à réfléchir. La période récente pourrait nous donner le sentiment d’être invité à une chasse aux « œufs de Pâques » à découvrir, cachés dans les méandres du récit. Une chose est sûre, c’est que ce film vous fait remettre en question votre propre réalité dans une certaine mesure. Le film pose la question philosophique commune « notre réalité est-elle vraiment réelle ? », nous amenant à nous demander si nous sommes, nous même, au centre d’un programme de télévision élaboré – ou d’une forme de réalité artificielle. Le concept n’est pas très différent de celui d’autres longs métrages comme eXistenZ ou, évidemment, Matrix. Des récits qui peuvent être vus comme des interprétations modernes de la vieille question posée par Platon dans son versant idéaliste de l’allégorie de la caverne dans La République de Platon, par Descartes aussi dans son Malin génie et, plus récemment, par Hilary Putnam dans Le cerveau dans une cuve. Tous nous amènent à nous interroger sur la nature de notre réalité et à nous demander si nous pouvons vraiment croire ce que nous voyons. L’une de mes scènes préférées est celle où Truman s’avance au milieu de la route et tend les mains pour arrêter la circulation. La partition musicale est d’ailleurs ici mémorable. Durant un instant, Truman n’est plus un homme manipulé, il sort enfin de son confort, brise les cordes qui le retiennent, risque sa sécurité pour obtenir des réponses, et pour le spectateur, c’est un exploit à plusieurs niveaux d’un film qui devient réel en sachant qu’il ne l’est pas. Truman n’obtiendra pas les réponses ici, mais il réalisera qu’il peut les trouver.
Mais nous pouvons aller encore un peu plus loin et l’interpréter à un niveau plus « religieux », car la question de la foi, de la recherche spirituelle, du christianisme et de Dieu y sont explorés. Avec tout d’abord, Christof, qui est le Dieu du monde dans lequel vit Truman. Il a créé le monde et l’a manipulé pour servir ses désirs. Il est aussi le Dieu personnel de Truman, une figure toute-puissante qui surveille (littéralement) d’en haut. À la fin du film, Christof parle même à Truman depuis le ciel, renforçant ainsi l’idée qu’il est à la fois le Dieu du monde et la divinité personnelle de Truman. Christof est l’être tout puissant, celui qui peut littéralement contrôler le temps, essayant de défier l’homme ordinaire et de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. Le nom est également significatif ici : Christof, une itération de Christ, ou encore mieux, un jeu de mots signifiant en anglais, « Christ-Off », un faux Dieu, ou un Dieu alternatif, fake… faisant des choses à la manière d’une divinité, mais faisant finalement des choses qu’aucune divinité ne devrait jamais faire. On pourra aussi, de la même manière, observer que le nom même du héros, Truman, nous renvoi au seul vrai homme de ce monde dans lequel toutes et tous ne sont que des comédiennes et comédiens.
Tout ceci fonde alors une possible réflexion sur la société et la façon dont nous percevons la religion. Le film peut paraitre alors très critique à l’égard du christianisme, en affirmant que s’il y a un vrai Dieu, alors notre réalité est tout simplement fausse. Rien n’est aléatoire, rien ne serait notre choix, tout serait contrôlé par quelque chose dont nous ne sommes même pas sûrs de l’existence. Une certaine idée que Dieu serait peut-être un marionnettiste, tout simplement, dont nous ne sommes peut-être que les marionnettes. Mais s’arrêter à cette interprétation, à ce seul tiroir de compréhension, me semble un peu léger et surtout pas totalement convaincant. Car avec le personnage même de Christof, d’autres perceptions se mêlent. On peut également le considérer plus largement comme le symbole humanisé de l’illusion qui nous empêche précisément de voir la « véritable » dimension du divin. Il serait alors ce qui voile la réalité ultime, représentant nos sens normaux de tous les jours et notre esprit limité qui nous empêche de dévoiler la vraie nature des choses, nous gardant enfermés dans la normalité et la perception de tous les jours. Il paraîtrait que, lorsqu’une chenille commence sa métamorphose en papillon, la première chose qui se produit est l’apparition de nouvelles cellules de papillon. Mais comme le système immunitaire de la chenille ne reconnaît pas ces cellules, il les tue. Il fait de son mieux pour se protéger de ce qui est inconnu et de ce qu’il perçoit comme une menace pour l’existence de la chenille.
De plus, le film déplace subtilement le Dieu est mort de Nietzsche à un simple être humain. Une manière de dire que l’homme se crée aussi toutes sortes de dieux comme un jeu télévisé, ou l’illusion du paradis façon XXIe siècle. Et dès lors, chaque homme aussi, enfermé dans sa subjectivité, est à son tour comme un petit dieu omnipotent, réclamant agressivement sa part de jeux et de divertissement pour oublier la Vie, la réalité (comme la maladie et la mort), afin de sortir de la condition humaine. Nouvelle religion. On peut penser là d’ailleurs, à l’excellente série American Gods, adapté du roman culte de Neil Gaiman mettant en scène l’opposition entre les dieux anciens et des déités post-modernes dans l’Amérique contemporaine. Dans The Truman Show, au Dieu du monde d’avant est advenu un Dieu postmoderne qui, subtilité suprême, n’a plus les apparences de l’ancien Dieu. Il est devenu proche, souriant et décontracté tel un Steve Jobs qui répand le divertissement comme un marchand de sable sur la planète entière.
Il est aussi évident justement, tout au long du film, que, dans une certaine mesure, Christof semble se soucier sincèrement de Truman. Le créateur est peut-être un peu méchant et mauvais, mais il n’est pas hypocrite : il croit vraiment que ce qu’il fait « donne de l’espoir, de la joie et de l’inspiration à des millions de personnes » et qu’il est gentil avec Truman en lui faisant une énorme faveur. Christof est, à bien des égards, non pas seulement un Dieu pour Truman, mais aussi un père : la façon dont il lui parle dans la scène finale, la façon dont il touche doucement l’écran en regardant Truman, et le fait qu’il s’est littéralement débarrassé du « vrai » père de Truman. Christof dit, en écho d’ailleurs au psaume 139 (ce chiffre étant aussi celui qui figure, dans la scène précédente, sur la voile du bateau avec lequel Truman s’en est allé) : « J’étais là quand tu es né. Je t’ai regardé quand tu as fait ton premier pas. Je t’ai observé lors de ton premier jour d’école » et, d’une manière étrange et tordue, Christof est bel et bien aussi la figure paternelle que Truman a toujours voulue et qu’il n’a jamais su qu’il avait.
Une autre compréhension du film peut établir une certaine corrélation avec les voyages des mystiques et autres chercheurs, que nous pouvons tous être, sur les chemins du divin. Si The Truman Show reflète d’une certaine manière le voyage spirituel, c’est parce que l’on y retrouve pas mal d’archétypes de ce type d’expériences. Tout commence par un homme qui mène une vie normale, parfaitement intégrée, sans trop se soucier du monde. Il est heureux de faire ce qu’il est socialement normal de faire, de profiter des plaisirs que nous apprécions normalement, comme trouver un emploi stable, avoir une maison, une voiture, de belles choses, avoir des enfants, etc. Mais ensuite, plusieurs événements déclenchent un changement radical dans sa façon de voir le monde. Quelque chose semble étrange, ne correspondant pas à la façon dont la réalité « normale » est censée être. Ils sont flagrants dans The Truman Show, mais ils peuvent être un peu plus subtils et difficiles à percevoir dans le monde réel. D’une manière générale, beaucoup de ceux qui s’engagent dans une voie de recherche spirituelle remettent en question la réalité de constructions entièrement sociales, dont beaucoup n’ont de sens que dans la mesure où les gens leur en donnent. Pour Truman, après avoir agi ainsi, commence un changement de traitement de ceux qui l’entourent, comme ses amis et sa famille (même s’ils sont conscients de la vérité). Il fait des choses socialement non conventionnelles et devient un peu « fou » à mesure que la fausseté du monde devient plus apparente et qu’il s’interroge de plus en plus sur ce qu’est la réalité. Il se concentre davantage sur la poursuite de sa passion dans la vie – voyager et explorer – malgré le scepticisme de son entourage. Là encore, nous retrouvons des traces de ce qui peut s’expérimenter quand le divin vient rencontrer l’âme humaine…
Mais le voyage de Truman n’est pas exempt non plus d’épreuves et de souffrances, comme le montre la fin du film. Pour avancer sur le chemin de l’éveil, les peurs et les limites mentales doivent être surmontées. Après de nombreuses tentatives infructueuses d’évasion par voie terrestre, Truman réalise bientôt que la seule façon de sortir de son existence est de traverser la mer en voilier. Sans vue sur la terre à l’horizon, la tâche de traverser la mer inconnue est déjà assez intimidante pour Truman sans qu’il ait à affronter sa plus grande peur : l’eau. La peur irrésistible de l’eau le tenaille depuis qu’il est enfant, lorsque son pseudo-père s’est noyé (du moins c’est ce qu’il semblait à Truman) lors d’une sortie en mer entre père et fils. La noyade de son père dans une mer dangereuse ce jour-là était le parfait stratagème orchestré par l’équipe de production. Dès lors, Truman a eu peur de l’eau et la seule frontière à priori non protégée et le seul moyen potentiel d’évasion de la production – la mer – sont devenus hors limites, du moins dans l’esprit de Truman. Il choisit donc d’affronter ses peurs et commence à traverser la mer inconnue. Cette partie du film représente une période de test et d’incertitude dans notre voyage spirituel. Aussi difficile que cela puisse paraître, c’est un rite de passage où notre foi est mise à l’épreuve et où nous devons affronter nos peurs. Nous quittons la terre ferme que nous avons toujours connue pour nous aventurer dans l’inconnu des océans. Truman brave des mers déchaînées (fabriquées par Christof pour l’arrêter) afin d’atteindre la vérité de toutes choses. Truman a surmonté sa peur et se dirige maintenant vers la « ligne d’arrivée ». Soudain, à son grand étonnement, son bateau se heurte à un mur – le mur du dôme, peint en bleu et blanc, fait de faux ciel et de nuages. Forme possible d’une nouvelle expression de crise spirituelle dont beaucoup ont fait état, notamment au sein du christianisme, sur leur chemin vers Dieu. La tourmente psychologique, émotionnelle et parfois physique que l’on peut traverser avant de se retrouver face à face avec la réalité ultime. Remettre en question tout ce qui vous a conduit dans ce voyage, si vos choix étaient mauvais, une perte de temps… Dieu existe-t-il seulement ? La tentative de Christof de noyer le bateau rappelle alors l’histoire du déluge, ou d’une barque sur un lac dans les Évangiles, mais aussi de nombreux autres textes anciens. La mer agitée reflète les derniers efforts de l’esprit obsédé par lui-même ou de toute autre force qui empêche le chercheur de rencontrer Dieu… le Christ qui serait capable même de venir rencontrer l’homme en marchant sur l’eau… pour à notre tour le rejoindre mais risquer de s’enfoncer. Oui, la nuit est toujours plus sombre avant que n’apparaisse l’aube d’un jour nouveau.
Et là, en haut d’une volée d’escaliers qui sortent de l’eau (la fameuse image reprise en affiche du Festival de Cannes cette année), se trouve une porte – la Porte. C’est la porte qui va au-delà du rêve de notre vie et de notre identité illusoire. C’est la porte au-delà de la vie que Truman a toujours connue, et au-delà de Truman lui-même. Avec un sourire et un signe de la main, Truman dit au revoir et passe à travers. Car, finalement, s’ouvre ici la possibilité d’un choix – nous pouvons revenir en arrière, abandonner notre voyage. Peut-être avons-nous appris des choses en cours de route, mais en réalité nous préférons choisir la voie facile, sûre et confortable. Ou bien nous choisissons le grand inconnu, nous embrassons tout ce qui est à venir, comme le fait Truman. Et c’est ainsi que Truman et la vie telle qu’il la connaissait ne seront plus. Bien que son voyage spirituel et le nôtre semblent horizontaux, à travers le temps et l’espace, il s’agit bien, en réalité, d’un voyage vertical symbolisé par ces marches, qui consiste à surmonter les différents pièges de l’existence, pour revenir à Dieu.
Mais rappelons-nous aussi ce que dit Christof quand il tente de persuader Truman de rester : « Il n’y a pas plus de vérité derrière cette porte que dans le monde que j’ai créé pour toi. Mêmes mensonges… même supercherie. Mais, dans mon monde… tu n’as rien à craindre ». Une happy end au goût amer… Et c’est là qu’apparait dans The Truman Show un dernier thème, celui du refus de l’opportunisme. L’ensemble du film se construit comme nous l’avons vu jusqu’à la conversation où Truman se dresse contre Christof, son « créateur », exigeant d’être libéré de ce qui s’apparente à une prostitution forcée, rejetant à la fois ce qui ressemble à un certain paradis protégé et la popularité. Il n’est plus à vendre, même si cela serait plus confortable. Dans une culture où l’on utilise constamment les gens pour ce qu’ils peuvent faire au lieu de les célébrer pour ce qu’ils sont, où l’on « se marie au premier regard », il y a une sorte de sacralité et d’innocence dans la décision de Truman, qui retrouve sa dignité au bord des eaux de la noyade qui le retenaient autrefois, avec un sourire sur le visage et une révérence, comme un acteur qui quitte la scène… pour entrer dans la vraie vie. Truman réalise qu’il est un vrai homme, un true man après tout. Et cette dernière porte que franchit Truman sera donc celle de la seconde chance d’avoir une vraie vie et une vraie liberté. Il quitte cette sécurité artificielle parce qu’elle ne vaut absolument pas le coût de vraies rencontres, avec pourtant tous leurs défauts, leurs bords mous et leurs risques. Il laisse derrière lui une apparente relation parfaite pour courir après le véritable amour, et pour ce qu’il est vraiment. Rien de tout cela ne sera facile, mais il le sait, et il prend le risque avec joie. Dans une vie où il n’avait guère de choix, il décide alors et fait ce qui demeure le plus important : oser en étant fidèle à ses convictions.
Avec A Chiara, Jonas Carpignano, réalisateur italo-américain, livre un portrait fascinant de la capacité humaine à changer.v Troisième long métrage d’une trilogie – commencée en 2015 avec Mediterranea et poursuivie en 2017 avec A Ciambra – située dans la région de la Calabre, il raconte l’histoire d’une adolescente italienne plutôt aisée, satisfaite de ses privilèges et pas particulièrement sensible à ceux qui ont moins, qui va être confrontée à l’épreuve de la vérité familiale.
Chiara vit dans une petite ville de Calabre, entourée de toute sa famille. Pour les 18 ans de sa sœur ainée, une grande fête est organisée et tout le clan se réunit. Le lendemain, Claudio, son père, part sans laisser de traces. Elle décide alors de mener l’enquête pour le retrouver. Mais plus elle s’approche de la vérité qui entoure le mystère de cette disparition, plus son propre destin se dessine.
Le cinéaste Jonas Carpignano situe donc son nouveau film, A Chiara, dans une petite ville de la Calabre d’aujourd’hui et concentre entièrement le récit sur cette jeune fille de 15 ans, Chiara, qui commence lentement à réaliser que son père n’est pas celui qu’elle croit. Ici, rien n’est tout à fait ce qu’il semblait être, et Chiara devra bientôt grandir, mais pas de la manière dont elle l’avait imaginé. Cette adolescente est obligée d’affronter le mensonge et les non-dits, en découvrant notamment des passages secrets sous sa maison et, avec eux, des connexions secrètes au sein de sa famille.
La caméra ne quitte, de son angle de vue, que rarement Chiara alors qu’elle poursuit sa découverte déchirante, et c’est au moyen de gros plans sur son visage que nous est dévoilé ce que nous devons savoir sur ses réactions pleines de frustrations, de douleur et de colère. En agissant de la sorte, le réalisateur choisit aussi d’adopter le point de vue de cette gamine. La seconde moitié de ce film captivant plonge la jeune protagoniste dans un drame au rythme effréné où elle doit finalement faire des choix qui changeront définitivement son existence. Se confronte alors en elle son désir d’appartenance légitime, mais aussi son désir de s’extraire de cette violence et, quoi qu’il en soit, son besoin de comprendre qui est véritablement sa famille. « Ils appellent ça la mafia, nous on appelle ça la survie », dira le père à Chiara pour tenter de lui expliquer ce qu’il fait et pourquoi ils agissent ainsi. Comment va-t-elle justement survivre… ou du moins vivre avec et après ?
Carpignano a fait appel aux membres d’une même famille pour interpréter la plupart des personnages, ce qui confère non seulement une authenticité physique à leurs relations, mais aussi des rapports faciles et surtout particulièrement crédibles. Swamy Rotolo joue Chiara, Claudio Rotolo joue Claudio, Grecia Rotolo joue Giulia, et ainsi de suite. Étant donné que la Ndrangheta – l’organisation criminelle qui opère dans cette région – est entièrement fondée sur les liens du sang, il est très logique de remplir l’écran avec des acteurs qui partagent un ADN direct. J’ajoutera que le fait qu’ils interprètent également leurs rôles avec nuance et sensibilité, sans jamais surjouer, est un véritable atout. Mais, par-dessus tout, émerge cependant la jeune Swamy, dont la performance porte littéralement le film. La voir lutter pour comprendre la réalité qui l’entoure, puis y réagir avec force et résilience, est extrêmement touchant. A Chiara est définitivement le juste titre, car c’est bel et bien son histoire et, avec, le film de Swamy Rotolo.
Dans A Chiara, le cinéaste Jonas Carpignano ne juge jamais ses personnages et il échappe ainsi aux poncifs classiques de la thématique mafieuse. Il aborde les choses tant dans une dimension quasi policière que sociale, avec une démarche parfois tendant vers le documentaire immersif. Mais sa coda est stupéfiante et subtile à la fois pour nous laisser comprendre et en dit finalement long sur son intention. Bien que, sans doute, un tout petit peu trop long dans sa première partie et parfois quelque peu inégal sur le plan narratif, A Chiara offre tout de même un drame captivant sur la perte et une forme de rédemption portée par le besoin de liberté.
Réalisé par Michael Showalter, Dans les yeux de Tammy Faye, actuellement disponible sur la plateforme Disney +, raconte l’ascension fulgurante et la chute non moins spectaculaire de la célèbre et exubérante télévangéliste Tammy Faye LaValley, épouse de Jim Bakker. Après l’incroyable saga Netflix en 5 saisons de Greenleaf, façon Dallas mais au sein d’une famille pastorale d’une mega-Church noire-américaine, voici une nouvelle insertion filmique dans l’univers impitoyable d’un certain évangélisme où les dollars tomberaient du ciel mais pourraient bien aussi vous conduire vers les terribles feux de l’enfer.
Dans les années 1970 et 1980, Tammy Faye (Jessica Chastain) et Jim Bakker (Andrew Garfield), partis de rien, créèrent le plus vaste réseau d’émissions religieuses et le plus vaste parc à thème au monde. Ils furent d’abord vénérés pour leur message d’amour, de tolérance et de prospérité. Pendant des années, Tammy Faye fut célèbre pour ses sourcils tatoués, sa façon particulière de chanter et son empressement à s’éprendre de personnes venues de tous les horizons. Cependant, il ne fallut pas longtemps pour que les malversations financières, des rivaux intrigants et quelques scandales ne renversent leur empire soigneusement construit.
Basé sur le documentaire du même nom réalisé par Fenton Bailey et Randy Barbato en 2000, ce biopic donne à regarder une Jessica Chastain stupéfiante, à l’image de la femme qu’elle incarne. Pas étonnant alors que c’est avec deux statuettes que Dans les yeux de Tammy Faye est rentré de la 94ème cérémonie des Oscars du 28 mars dernier : Meilleure actrice pour Jessica Chastain et meilleurs maquillages et coiffures (comme une évidence !). Une histoire, somme toute, qui aura l’apparence d’un véritable ovni pour l’immense majorité de français totalement ignorants de ces courants spirituels (pourtant aussi existants de moindre façon par chez nous) et du scandale qui les frappa dans la fin des années 80.
En toile de fond, on assiste donc à l’essor de la religion-spectacle à la sauce « Évangile de la prospérité ». Cet aspect de l’histoire est assez fascinant, il faut le reconnaître, entre autres parce qu’à l’instar de l’ensemble du film, il est amené par l’entremise du seul point de vue de Tammy Faye. Car oui, le titre évoquant son regard est à prendre au propre comme au figuré. L’accent mis d’ailleurs sur le désir de Tammy Faye d’être vue, et de voir et comprendre le monde qui l’entoure, est clair dès le début du film. Nous voyons précisément Chastain capturer ce désir lorsqu’elle explique à une maquilleuse que les lignes sombres autour de ses yeux et de ses lèvres sont permanentes, et qu’elles n’attendent qu’à être mises en valeur avec du fard à paupières et du rouge à lèvres. Dans cette même teneur, un autre moment clé d’interprétation se situe sans doute également quand sa mère la met en garde dans sa relation avec Jim Bakker : « Tammy Faye, si tu suis aveuglément, à la fin, tu ne seras qu’une aveugle ».
L’un des aspects les plus impressionnants de la performance de Jessica Chastain est que, tout en montrant comment sciemment son personnage tirait un bénéfice financier de son ministère, elle parvient à faire preuve d’empathie pour elle. Chastain explique : « Tammy n’est pas véritablement une caricature, ni d’ailleurs non plus une personne particulièrement profonde. Mais c’est une personne intensément aimante. Elle voulait apporter paix et grâce aux gens. Elle les aimait sincèrement. » Ce qui distinguait d’ailleurs Jim Bakker et Tammy Faye de nombreux autres télévangelistes de l’époque, c’est qu’en plus de prêcher ce frauduleux évangile de la prospérité, de leur amour du clinquant et de leur capacité invraisemblable à collecter tant de fonds – même après l’inculpation de Jim Bakker -, ils nourrissaient les affamés, habillaient les pauvres, hébergeaient les jeunes mères enceintes sans abri à Heritage USA et manifestaient une vraie forme d’inclusivité (notamment pour la communauté homosexuelle).
Malgré la performance de Chastain et le talent de Garfield à ses côtés, Dans les yeux de Tammy Faye reste au demeurant un biopic assez classique. Mais il offre une perspective séduisante à tous ceux qui s’intéresse un tant soit peu aux questions de spiritualité. Il n’est construit ni à charge ni à décharge, mais cherche à comprendre comment un tel personnage se construit en reprenant les choses dès l’enfance, avec les traumatismes familiaux et spirituels que cette femme a connus, pour les conduire jusqu’à une scène finale musicale nous faisant comprendre peut-être mieux une certaine dimension mystique qui l’accompagna jusqu’au bout.
Michel Bouquet nous a quittés ce 13 avril 2022 au bel âge de 96 ans. Avec lui, c’est une véritable légende qui s’en va, possiblement le plus grand comédien français de la seconde moitié du XXème siècle. Il laisse dans les mémoires et les cœurs une multitude d’images et de personnages, tant le comédien a su embrasser des genres et des styles différents avec toujours un mot, une attitude existentielle, comme fil conducteur : la passion. En 2019, il avait néanmoins choisi de mettre fin à sa carrière, fatigué par les années, se sentant dans l’incapacité d’aller plus loin. « Il faut beaucoup de force… pour parler avec des mots qui ne sont pas les siens, de rendre tout ça vrai », avait-il confié en interview.
Inoubliable sur les planches dans Le roi se meurt et dans L’Avare de Molière il remportera deux Molière (1998 et 2005) pour 7 nominations. En 2014, Fabrice Luchini lui remet un Molière d’honneur. Mais c’est tout autant au cinéma qu’il marque les esprits, avec plus d’une centaine de films à son actif, en incarnant notamment un étonnant Mitterrand au soir de sa vie dans Le Promeneur du Champ-de-Mars de Robert Guédiguian en 2004. Il recevra d’ailleurs le César du meilleur acteur pour ce film, après celui reçu quelques années auparavant pour celui d’Anne Fontaine Comment j’ai tué mon père (2002). Il aura aussi incarné des personnages plutôt secrets avec Chabrol (La femme infidèle, Poulet au vinaigre), joué sous la direction de François Truffaut (La mariée était en noir, en 1967, et La Sirène du Mississippi en 1968), fut un magistral Javert, l’inspecteur pourchassant Jean Valjean dans Les Misérables de Robert Hossein (1982). La comédie n’était pas en reste non plus dans sa filmographie et son personnage de redoutable milliardaire, par exemple, dans Le Jouet de Francis Veber (en 1976), aux côtés de Pierre Richard reste l’un de ces beaux moments de pellicule. On le retrouve aussi avec délectation en 1991 dans Toto le Héros, comédie dramatique de Jaco Van Dormael dans laquelle il tient le rôle phare et qui deviendra culte. Même le petit écran a su l’accueillir et lui offrir de jolis rôles, notamment dans Les Cinq Dernières Minutes avec Raymond Souplex, ou dans Maigret avec Bruno Cremer.
“Michel Bouquet aura porté la littérature et l’art dramatique à leur plus haut degré d’incandescence et de vérité, en montrant l’être humain dans toutes ses ambiguïtés et ses contradictions”, a salué le président Emmanuel Macron dans un communiqué. Il y a là sans doute un élément important de la carrière de cet immense comédien que l’on retrouve en substance dans les propos du comédien Maxime D’Aboville : « C’est un homme qui a les yeux grands ouverts, pour mieux voir à l’intérieur de lui-même. À moins que cet œil à la fois ardent et souvent vide n’illustre à merveille la philosophie de Victor Hugo : C’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors ». « Où il y a des hommes, il y a de l’hommerie », déplorait déjà Montaigne quand il cherchait à cerner la nature humaine et ses vices, mots que reprenait aisément Michel Bouquet en parlant de son travail autour précisément de cette nature humaine sur laquelle il aimait se pencher. « L’art de l’acteur n’est pas l’art de sentir, mais l’art de réfléchir » répètera-t-il souvent, lors de cours qu’il donnait au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, véritable pépinière dont seront issus une quantité impressionnante d’acteurs et actrices français de premier plan et sur plusieurs générations, établissement où il enseigna jusqu’en 1990.
Pour l’anecdote, dans un remarquable entretien accordé à Annick Cojean du Monde en avril 2016, Michel Bouquet racontait être entré dans le métier poussé par une force quasi surnaturelle. Est-il permis d’imaginer mettre ce début de parcours en parallèle de celui christique où c’est « conduit au désert par l’Esprit » que le ministère de Jésus commença ? Pourquoi pas ? En tout cas, Bouquet racontait dans cet entretien : « Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes, dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours. J’ai frappé chez le concierge et demandé M. Maurice Escande, le grand acteur de la Comédie-Française. « Il habite au dernier étage, vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement. » J’ai sonné. Je n’avais pas encore 17 ans. » Une bifurcation comme une sorte de tentation à laquelle lui succomba, sans doute, mais pour toucher la cible de tant de cœurs finalement. Et c’est à partir de ce curieux moment qu’il deviendra lui aussi un homme de Parole, qui lui donnera aussi de voir nombres disciples marcher dans ses pas. Comme quoi parfois les chemins divins prennent des tournures surprenantes. On appréciera dans cette même interview cette confidence qui dit beaucoup sur Michel Bouquet : « Cela s’appelle aussi la vocation. Elle existe. Et quand on a la chance de la découvrir, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie. Mais attention ! Elle exige tout ! Elle est sacrée et scelle votre destin. Le mien fut de me mettre à la disposition des auteurs et de les servir le mieux possible ».
Servir le mieux possible… un véritable ministère en somme ! Merci et adieu Michel Bouquet…
Le cinéma japonais nous réserve régulièrement de vraies pépites filmiques. Après le succès retentissant, jusqu’à l’Oscar suprême, du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi pour Drive My Car et dans l’attente de son prochain long-métrage la semaine prochaine, ce mercredi sortait Aristocrats de Yukiko Sode. Nous y suivons deux Tokyoïtes de classes sociales différentes qui entretiennent une relation amoureuse avec le même homme.
Dans une logique imposée de caste et d’idéal de pureté, Hanako, âgée de 27 ans et qui vient de voir ses fiançailles rompues, doit alors trouver un mari de « son cru ». Après quelques rencontres infructueuses arrive enfin le jour où elle finit par séduire un bel homme, doux, prévenant… et aristocrate ! Un mariage somme toute arrangé avec un bel avocat promis à une brillante carrière politique. Un vrai conte de fées semble commencer… Jusqu’à ce qu’Hanako tombe sur des échanges entre son mari et Miki. Celle jeune femme par contre vient d’un horizon diamétralement opposé. Elles vont alors se rencontrer.
Avec un tel pitch, on imagine alors aisément se tisser un scénario de vaudeville, le fameux triangle amoureux… avec sans doute un brin d’exotisme lié à la culture japonaise. Mais c’est une profonde erreur de penser ainsi quand derrière tout ça se trouve Yukiko Sode. La réalisatrice filme au contraire avec beaucoup de délicatesse ce choc identitaire où les bulles sociales se retrouvent à vaciller. Hanako est née à Tokyo, au sein d’une famille très aisée et Miki est une provinciale venue vivre dans la capitale après avoir grandi en province. Elle nous conduit vers une connaissance salvatrice mutuelle de ces deux femmes, pour échapper à une destinée tracée d’avance au-travers d’un portrait sensible et stratifié qui se dessine lentement. Bien qu’intelligente et déterminée, Miki, cette fille de la campagne qui grimpe les échelons n’a pas eu les mêmes avantages financiers ou sociaux que Hanako. Elle a dû se battre pour évoluer dans cette société compartimentée, en gardant une certaine fraîcheur et simplicité. Lorsque les deux femmes se rencontrent, les griffes ne sortent ici jamais. Bien au contraire, Hanako admire la confiance en soi de Miki, ainsi que la joie de vivre qui lui manque dans sa propre existence capitonnée. Ces deux personnages féminins ont pourtant un point commun en plus de ce même homme qui les conduit contre son gré à se connaître. Elles vivent dans un endroit qui leur est imposé mais finiront par aller vivre dans un endroit qu’elles ont choisi. Et tout cela sans facilité narrative mais un réalisme assumé, car il n’est pas aisé de passer d’une classe sociale à une autre.
Dans le rôle d’Hanako, Kadowaki Mugi incarne à la perfection les manières pudiques et raffinées des femmes japonaises « bien nées ». Face à elle, Mizuhara Kiko, mannequin et actrice américano-japonaise, est absolument brillante dans le rôle de Miki, une femme à la fois ferme et vulnérable, élégante et simple.
Au cœur de cette histoire de femmes c’est aussi un ville qui se dévoile. Tokyo est filmée à travers les points de vue de ces protagonistes appartenant à des classes qui ne la vivent pas de la même manière. Leurs regards sur la cité sont diamétralement opposés et influence habilement notre propre regard. Sode joue sur les contrastes et les idées préconçues… un tout petit appartement en désordre peut ainsi devenir un lieu où l’on se sent bien parce qu’il respire la vie. Son cadrage angulaire dans certains moments, plein de baies vitrées et de lignes dures, ajoute aussi au sentiment que le mariage n’est ici guère plus qu’une vitrine pour une femme trophée. Il est enfin intéressant de percevoir que les personnages se dévoilent souvent autour d’une table, d’un verre, d’un dîner. Des instants stratégiques pour dire qui nous sommes… Ces scènes de repas et les lieux où ils se déroulent sont ici particulièrement bien travaillés et représentatifs des divergences de classe. Ils participent à la compréhension des enjeux profonds qui se cache derrière les personnages.
Aristocats est une véritable critique acide de la société nippone mais tout en délicatesse et poésie… Yukiko Sode met en scène subtilement ce chemin qui conduit vers l’émancipation et signe un film engagé et beau.
Un Fils du Sud, qui sortira le 16 mars au cinéma, s’appuie sur une histoire vraie et passionnante inscrite dans le grand mouvement des droits civiques des années 60 aux États-Unis, et précisément dans la suite du positionnement héroïque de Rosa Parks. Un scenario adapté de l’ouvrage de Bob Zellner, The Wrong Side of Murder Creek: A White Southerner in the Freedom Movement. Produit par Spike Lee, le drame de Barry Alexander Brown offre de belles performances et une évocation vivante d’une période tumultueuse pas si éloignée et qui génère hélas de terribles échos avec la période actuelle.
En 1961, Bob Zellner, petit-fils d’un membre du Ku Klux Klan originaire de Montgomery dans l’Alabama, est confronté au racisme endémique de sa propre culture. Influencé par la pensée du révérend Martin Luther King Jr. et de Rosa Parks, il défie sa famille et les normes sudistes pour se lancer dans le combat pour les droits civiques aux États-Unis.
Si Barry Alexander Brown dresse un portrait admiratif de Bob Zellner, petit-fils d’un membre irascible du Ku Klux Klan, qui inversement se tourne vers la défense des droits civiques au début des années 1960, le réalisateur évite tout de même avec finesse et intelligence la plupart des clichés attendus sur le « sauveur blanc » propres à ce genre de scénario. Le biopic de Brown, bien conçu et convaincant, notamment dans la retranscription à l’écran de l’époque, trouve un bon équilibre dramatiquement sain et émotionnellement satisfaisant entre l’éveil moral de son protagoniste blanc et ses relations avec des leaders et des militants noirs tantôt encourageants, tantôt sceptiques.
Les premières minutes du film montrent à quel point il pouvait être dangereux pour un Blanc du Sud d’être considéré comme un « traître à la race » à l’époque de la ségrégation, et cette menace restera continuelle, tel un véritable fil rouge invisible tout au long de l’histoire de Bob Zellner qui nous sera racontée, alors que nous le retrouvons sur le point d’obtenir son diplôme au Huntingdon College de Montgomery, Alabama. Bob, interprété par Lucas Till qui dégage une sincérité qui convient au rôle, avec quelques amis étudiants, s’est lancé dans un travail de recherche académique sur la question des relations raciales. Ils décident interviewer le révérend Ralph Abernathy (Cedric the Entertainer) et Rosa Parks (Sharonne Lanier) dans une église baptiste à l’occasion du cinquième anniversaire du boycott des bus de Montgomery en 1955-1956. L’une de leurs professeurs (Nicole Ansari-Cox), une émigrée allemande qui a connu l’horreur nazie, lui conseille vivement d’éviter une situation potentiellement explosive. Même le révérend Abernathy dit au jeune blanc aux yeux écarquillés qu’il ne sait peut-être pas dans quoi il s’engage. Mais Bob persiste – et se fait arrêter et quasiment expulsé de Huntingdon. De fil en aiguille, Bob entre en contact avec de sympathiques libéraux blancs, dont la journaliste britannique Jessica Mitford (Sienna Guillory). Plus important encore, il se fait ouvrir les yeux par Rosa Parks, qui révèle qu’elle n’était pas l’héroïne accidentelle que son mythe pourrait suggérer lorsqu’elle a refusé de céder sa place dans un bus ségrégationniste. Il y a des moments, dit-elle, où il faut faire des calculs pragmatiques tout en gardant les yeux fixés sur le prix, faisant là référence à des paroles de l’apôtre Paul. Le père de Bob, un pasteur méthodiste (Byron Herlong), marqué lui aussi depuis longtemps par le racisme, donne littéralement sa bénédiction à son fils alors que Bob s’engage sur un chemin qui croise celui des Freedom Riders de Birmingham et des manifestants de McComb, dans le Mississippi. Mais Carole Anne (Lucy Hale), la fiancée de Bob qui le soutenait au départ, finit par exprimer, comme le font généralement les fiancées dans ce genre d’histoires, une désapprobation qui met fin aux fiançailles. Lorsqu’il lui demande, ne serait-ce que pour le plaisir d’argumenter, ce que Jésus pourrait faire à sa place, elle ne veut rien entendre et répond : « Nous savons tous les deux que tu n’es le sauveur de personne » … Et puis, il y a évidemment le grand-père de Bob, joué remarquablement par Brian Dennehy, dans l’une de ses dernières apparitions à l’écran (il est mort le 15 avril 2020 – il fut notamment connu pour avoir interprété le rôle du shérif Will Teasle dans le film Rambo), en tant que suprémaciste blanc incorrigible et sans la moindre honte, qui n’a pas besoin d’une robe du KKK pour afficher ses vraies couleurs. Une performance de fin de carrière tout à fait marquant, ne serait-ce que pour la scène dans laquelle son personnage avertit froidement Bob que, s’il voit son petit-fils dans une manifestation pour les droits civiques, « je te mettrai une balle dans la tête de mon propre chef ». Tout cela sans élever la voix… Pas besoin de le faire. Les choses sont claires ! Enfin, de l’autre côté du fossé racial, Lex Scott Davis insuffle une jolie conviction au rôle de cette jeune femme noire, bien éduquée, assez vive pour battre Bob facilement aux échecs et assez douce pour le considérer comme un amour possible.
Après des décennies de travail exemplaire en tant que monteur pour Spike Lee (qui est producteur exécutif de ce film), mais aussi avec la crème du cinéma indépendant New-yorkais, il n’est pas surprenant que le scénariste-réalisateur Barry Alexander Brown qui a grandi dans le sud des USA, à Montgomery précisément, soit si habile à entrelacer de manière fluide et convaincante des images d’archives d’actualités avec son récit dans Un Fils du Sud. Mais il impressionne également par son expertise lorsqu’il s’agit d’évoquer de manière vivante ce Sud profond des années 60, avec des dialogues et des situations qui sonnent extrêmement justes pour tous ceux qui ont vécu la période du film ou qui ont fait des recherches sur le sujet. Et justement, cette belle histoire peut sans doute inciter de nombreux spectateurs à en apprendre davantage sur les événements décrits ici. Un Fils du Sud se veut abrupt et beau comme le Sud en 1961. Le rythme y est dynamique avec des dialogues rapides et teintés d’un humour surprenant que Barry Alexander Brown veut miroir de cette culture sudiste. Il a d’ailleurs tout mis en œuvre pour creuser cette authenticité en tournant le plus de scène en Alabama et avec des équipes venant de cette région. Brown est depuis longtemps attiré par les sujets sociaux et politiques sensibles ; il a d’abord fait sa marque avec le documentaire anti-guerre The War at Home (1979), nommé aux Oscars, et on peut penser à quelques autres de ses réalisations comme Lonely in America (1990), qui raconte l’histoire d’un immigrant indien tentant de s’assimiler à la culture américaine, et Sidewalk (2010), un documentaire sur les vendeurs de livres sans domicile fixe de la ville de New York, majoritairement afro-américains. Un Fils du Sud vient donc s’y ajouter et s’impose comme une œuvre solide de cinéma progressiste.
Pour conclure, je voudrai retenir cette phrase forte, dite par Rosa Parks dans un dialogue avec Zellner : « Un jour, quelque chose de vraiment grave va se passer sous vos yeux et vous devrez choisir votre camp, car ne pas choisir c’est déjà un choix ». Des paroles fondamentales qui nous situent au cœur du sens profond du récit. En décidant de raconter la période où ce jeune étudiant blanc se lance corps et âme dans l’activisme, Barry Alexander Brown prend le parti d’interpeller son public en l’invitant à préférer l’action face à ce qu’il y a de plus violent dans nos sociétés pour ne pas laisser la main aux oppresseurs.
Le film s’inscrit naturellement dans la mouvance du Black Lives Matter et veut être « un cri de ralliement symbolique de la lutte pour l’égalité et la justice d’aujourd’hui ». Mais en sortant en France en ce mois de mars 2022, il s’élargit forcément dans cet appel à ne pas rester spectateur des horreurs que l’homme peut générer mais à oser s’engager, quel qu’en soit le prix, pour que la violence et la guerre ne soient pas les vainqueurs. C’est ainsi qu’Un Fils du Sud trace une véritable ligne de démarcation philosophique et sans doute spirituelle – celle de la liberté de choisir entre l’acceptation et l’engagement, sans être particulièrement moralisateur. Un film significatif dans ses convictions sur la nécessité pour les gens ordinaires de sortir de leur zone de confort pour rendre le monde meilleur, mais sans jamais « prêcher » ou devenir didactique. Et, déjà juste pour cela, il faut vraiment aller le voir !
The place, Billie, Drunk, Michel-Ange… Toute l’actualité ciné avec Jean-Luc Gadreau, journaliste et blogueur.
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NOUVEAU ! « Je confine en paraboles »
Chaque jour à 7h45 , pendant ce temps de confinement, je vous propose ma minute-vidéo « Je confine en parabole »… histoire de bien démarrer la journée.
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